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par claude » 21 avr. 2010 à 16:11
Bob Morane a fait parvenir à Bill ce dossier:
Le point de vue de la Cour européenne des droits de l'homme
dans l'arrêt Tremblay contre France du 11 décembre 2007
"24. La Cour note que la requérante se plaint de ce qu'elle se trouve contrainte à continuer à se prostituer à cause de l'attitude de l'administration à son égard ; elle ne soutient pas que la prostitution est en elle-même « inhumaine » ou « dégradante », au sens de l'article 3 de la Convention.
La Cour n'entend donc pas se prononcer en l'espèce sur ce dernier point : au vu de la teneur du grief soulevé par la requérante, il lui suffit de relever qu'il est manifeste qu'il n'y a pas de consensus européen quant à la qualification de la prostitution en elle-même au regard de l'article 3. Elle observe à cet égard qu'à l'instar d'autres Etats membres du Conseil de l'Europe, la France a opté pour une approche dite « abolitionniste » de la prostitution : celle-ci est jugée incompatible avec la dignité de la personne humaine ; elle n'est cependant ni interdite – à la différence du proxénétisme, qui est réprimé – ni contrôlée. Ainsi, en particulier, la France figure parmi les vingt-cinq Etats membres qui ont ratifié la Convention des Nations Unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui du 2 décembre 1949, dont le préambule stipule notamment que la prostitution est « incompatible[] avec la dignité et la valeur de la personne humaine ». Dans d'autres Etats membres, le régime juridique de la prostitution s'apparente au « prohibitionnisme » (la prostitution en tant que telle est interdite, et les prostitués – ainsi que leurs clients éventuellement – sont sanctionnés) – ou au « réglementarisme » (l'activité prostitutionnelle – y compris l'exploitation de la prostitution des majeurs – est tolérée et contrôlée).
25. C'est en revanche avec la plus grande fermeté que la Cour souligne qu'elle juge la prostitution incompatible avec les droits et la dignité de la personne humaine dès lors qu'elle est contrainte.
La Cour est d'ailleurs confortée dans cette approche par les travaux effectués dans le cadre du Conseil de l'Europe sur des questions connexes. Elle relève en particulier que la Recommandation 1325 (1997) de l'Assemblée Parlementaire du Conseil de l'Europe qualifie « la traite des femmes et la prostitution forcée [de] forme de traitement inhumain et dégradant en même temps qu'une violation flagrante des droits de l'homme », et que la Recommandation no R(2000)11 du Comité des Ministres « condamne la traite des êtres humains aux fins d'exploitation sexuelle, qui constitue une violation des droits de la personnes humaines et une atteinte à la dignité et à l'intégrité de l'être humain ». Le préambule de la Convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains du 16 mai 2005 – signée par trente-six Etats membres – souligne pareillement que « la traite des êtres humains constitue une violation des droits de la personne humaine et une atteinte à la dignité et à l'intégrité de l'être humain ».
26. Il reste que cette question est elle aussi controversée, certains estimant que la prostitution n'est jamais librement consentie mais toujours, au moins, contrainte par les conditions socioéconomiques.
La Cour n'entend cependant pas entrer dans un débat dont l'issue n'est pas déterminante en l'espèce. Aux fins de l'examen de la cause de la requérante, il lui suffit en effet de s'affirmer convaincue que, le cas échéant, le fait pour une autorité, une administration ou un organisme interne de contraindre, d'une manière ou d'une autre, une personne à se prostituer ou à continuer à se prostituer revient à imposer à celle-ci un « traitement inhumain ou dégradant », au sens de l'article 3 de la Convention.
27. La question qui se pose en l'espèce est en conséquence celle de savoir si la requérante s'est effectivement trouvée contrainte à continuer à se prostituer du fait de l'attitude de l'URSSAF à son égard, alors qu'elle désirait quitter cette activité.
28. La Cour souligne tout d'abord que rien ne permet de douter de la bonne foi de la requérante lorsqu'elle fait état de sa volonté de quitter la prostitution : une Organisation non-gouvernementale qui assiste les prostitués et qui a pignon sur rue en atteste, et le jugement du tribunal des affaires de sécurité sociale de Paris du 17 décembre 1998 en fait le constat (paragraphe 10 ci-dessus). Au demeurant, à partir de 1999, la requérante a bénéficié des mesures de bienveillance prévues par la lettre ministérielle du 4 mars 1999, lesquelles sont précisément destinées aux prostitués qui ont engagé une action de réinsertion (paragraphe 17 ci-dessus).
29. Ensuite, la Cour constate que les cotisations et contributions dues à l'URSSAF par les « travailleurs indépendants » (dont les prostitués) pour l'année en cours sont calculées à titre provisionnel sur les revenus professionnels déclarés par les intéressés pour l'année qui précède l'année antérieure, puis régularisés l'année suivante. La fourniture tardive de la déclaration de revenus et le retard dans le paiement sont sanctionnés par des majorations, et la loi prévoit des procédures de recouvrement – pour les sommes exigibles au cours des trois dernières années civiles, plus l'année en cours – qui peuvent aboutir à la saisie des comptes bancaires ou des biens.
30. Les revenus perçus dans le cadre de l'exercice de leur activité par les travailleurs indépendants génèrent de la sorte une dette au bénéfice de l'URSSAF, si bien qu'un travailleur indépendant qui cesse son activité doit pouvoir disposer de fonds pour payer plus tard les contributions et cotisations dues au titre de son activité passée.
31. Les autorités françaises admettent ainsi aujourd'hui que le recouvrement forcé des cotisations d'allocations familiales et autres contributions dues par les employeurs et travailleurs indépendants « est de nature à rendre plus difficile les actions de réinsertion entreprises par les [prostitués] » (extrait de la lettre adressée le 4 mars 1999 par le ministre de l'Emploi et de la Solidarité au directeur de l'agence centrale des organismes de sécurité sociale ; voir aussi la lettre collective du 26 mars 1999 adressée aux URSSAF par le Directeur de la réglementation et des orientations du recouvrement ; paragraphe 17 ci-dessus). Une étude préparée à la demande du Comité Directeur pour l'Egalité entre les Femmes et les Hommes (« CDEG ») du Conseil de l'Europe, intitulée « plan d'action de lutte contre la traite des femmes et la prostitution forcée » fait également état de cette difficulté (document EG(96)2).
32. En l'espèce, des ordres de paiement ont été systématiquement signifiés à la requérante (au moins quinze entre 1991 et 1999) alors qu'elle tentait de quitter la prostitution et n'avait pas d'autres activité ou ressources, en vue du règlement de toutes les cotisations dues pour la période courant du 1er janvier 1988 au 31 décembre 1997, et ce souvent avec un décalage important. Ainsi, par exemple, la contrainte signifiée le 26 septembre 1991 concernait les sommes dues pour la période allant du 1er janvier 1988 au 31 décembre 1990 (soit 6 243,40 euros, cotisations et majorations confondues), et la contrainte signifiée le 31 août 1993 concernait les sommes dues au titre des premier et deuxième trimestres 1991.
Au total, environ 40 000 euros ont été réclamés à la requérante au titre des cotisations et majorations. Ce sont donc des sommes significatives qui ont ainsi rétroactivement été mises à la charge de la requérante, alors qu'elle n'avait pas d'autres revenus que ceux qu'elle tirait de la prostitution.
33. La Cour ne doute pas que l'obligation ainsi faite à la requérante de payer ces dettes récurrentes ait rendu malaisée la cessation de l'activité prostitutionnelle dont elle tirait ses seuls revenus et entravé son projet de réinsertion. Elle est en outre sensible aux difficultés – indéniables – de la situation de la requérante.
Cela ne suffit cependant pas pour convaincre la Cour que la requérante est fondée à se dire contrainte de ce fait à continuer à se prostituer. Tout d'abord, il va sans dire que ni l'URSSAF ni aucun autre organisme ou autorité n'ont jamais exigé d'elle qu'elle finance le paiement des cotisations et majorations réclamées par la poursuite de son activité prostitutionnelle. Ensuite, la requérante ne fournit aucun élément concret dont il ressortirait qu'elle était dans l'impossibilité de le faire par d'autres moyens. Enfin, si l'URSSAF a fait preuve à son encontre d'une certaine raideur en lui adressant systématiquement, jusqu'en janvier 1999, des ordres de paiement – alors que son état de détresse et ses difficultés de paiement ressortaient assez clairement de la circonstance que, presque invariablement, elle contestait ceux-ci devant les juridictions – les faits montrent que l'Organisme était néanmoins disposé à mettre en œuvre des mesures d'accompagnement, tel l'échelonnement des versements, susceptibles d'atténuer les difficultés qu'avait l'intéressée à effectuer ceux-ci. Le Gouvernement souligne à cet égard que l'URSSAF avait répondu favorablement à une telle demande d'échelonnement (d'août 1991 à juillet 1992) et que la requérante n'a cependant pas par la suite sollicité d'autres mesures de cette nature (paragraphe 21 ci-dessus).
34. Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 3 de la Convention en l'espèce.
35. En outre, la Cour déduit de sa conclusion, selon laquelle la requérante n'est pas fondée à se dire « contrainte » de continuer à se prostituer du fait de l'attitude de l'URSSAF à son égard, que l'intéressée ne peut se dire « astreinte à un travail forcé ou obligatoire » au sens de l'article 4 § 2 de la Convention (voir en particulier l'arrêt Siliadin c. France du 26 juillet 2005, no 73316/01, CEDH 2005-VII). En d'autres termes, aucune question distincte ne se pose en l'espèce sous l'angle de cette disposition.
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