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par Mike » 09 août 2007 à 14:12
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Que nous apporte la littérature ?
Jean DERAEMAEKER
Mis en ligne le 09/08/2007
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Il y a quelque chose de charnel dans notre rapport aux mots et à la langue. Le poème, la fable, la chanson, le roman sont notre mémoire, et notre mémoire c'est nous.
Johanna de Tessières
Philosophe
Le magazine "Lire" de juillet-août offrait en avant-première la rentrée littéraire en publiant les extraits de quinze romans à paraître fin août. Et de parier que l'on parlerait beaucoup de "Ni d'Eve ni d'Adam" de notre Amélie Nothomb, de "Tom est mort" de Marie Darrieusseq, de "Je m'appelle François" de Charles Dantzig, etc.
Bref, rien que du bonheur. On est déjà en appétit. Mais au juste, le livre aujourd'hui, quel rôle a-t-il ? Perdu, entre la télé et la toile ? Bien sûr que non !
La rentrée littéraire de septembre, c'est une tradition, c'est une fête des mots, des idées, des personnages; ce sont des centaines de livres nouveaux; c'est le plein de nouveaux romans, beaucoup de premiers romans; c'est un événement, celui d'un rendez-vous annuel entre la littérature et ses protagonistes. Plaçons-nous du côté du lecteur que nous sommes, car que serait le livre sans le lecteur ? Que nous apporte le livre ? Que peut la littérature ?
La lecture est avant tout un plaisir. Avouons-le, les textes que nous avons aimés nous ont procuré un plaisir rare, mais aussi de l'émotion, mais aussi de quoi réfléchir. Certaines phrases, certains poèmes, que nous connaissons par coeur ou presque, nous accompagnent au long des années et des occasions. Certains personnages font comme partie de nous-mêmes. Que seraient pour nous, à l'automne, les feuilles mortes sans les poèmes de Verlaine et de Prévert ? Là, elles se ramassent toujours à la pelle et dans le silence. Que serait le ciel par-dessus le toit, si bleu, si calme ?
Et nous demanderions-nous avec acuité ce que nous avons fait de notre jeunesse ? Sans Apollinaire, rêverions-nous du Pont Mirabeau ? Et qu'en serait-il des dames du temps jadis sans ce voyou de Villon ?
C'est avant tout à l'école que nous avons appris des textes par coeur. C'est une expérience décisive, car si nous y prêtons une réelle attention, elle nous prouve que nous ne comprenons vraiment la littérature que vécue de l'intérieur. Il y a quelque chose de charnel dans notre rapport aux mots et à la langue. Le poème, la fable, la chanson, le roman sont notre mémoire, et notre mémoire c'est nous.
Dans cette mémoire nous trouvons, pêle-mêle, la cigale et la fourmi, le corbeau et maître renard, Don Quichotte, Sherlock Holmes, Bardamu, Moravagine, Raskolnikov, le commissaire Maigret, le commissaire Wallander, plein de personnages qui nous habitent, nous font voir le monde et comprendre un peu mieux les êtres humains. La littérature, c'est surtout la vie des autres qui est aussi la nôtre.
Autres temps, autres moeurs. Maigret ne connaît guère de problèmes d'ordre privé ou politique. La France se porte bien. Il n'a pas d'enfants. Madame reste dans l'ombre, fidèle au poste, cuisinière de talent. Par contre, le commissaire Wallander, Kurt Wallander, de Henning Mankell, se démène parmi ses démêlés avec son père qui n'en finit pas de peindre le même paysage où trône un coq de bruyère, avec sa fille Linda, avec son ex-femme, avec ses nouvelles amours à Riga, avec son propre corps. Il mange mal, il grossit, il boit trop parfois, il connaît des accrocs de santé. Trop de cholestérol ! Il évolue, il vieillit, il doute. Son père meurt, son amie le quitte.
C'est un contemporain dans la Scanie d'aujourd'hui, aux paysages doux, à l'extrême sud de cette Suède qu'à travers les crimes en série d'une grande violence qu'il a à élucider, Wallander ressent comme un pays, le sien, en pleine déroute. C'est un policier qui travaille en équipe, de façon technique. Les réunions se multiplient au cours de l'enquête, mais il prend aussi l'initiative, il agit seul, dangereusement, pour résoudre l'énigme. Bref, Kurt s'inscrit dans le monde de la communication et de l'intersubjectivité, tout en restant un héros.
Un personnage de roman, c'est un ego expérimental que l'on soumet à l'intrigue. Aujourd'hui il n'est pas fait d'un bloc, il est pluriel et changeant dans un monde qui l'est tout autant. Il nous raconte indirectement notre histoire, notre actualité. Son rôle, c'est d'être un médiateur du réel.
Que peut la littérature ? "Il n'y a pas d'accès au réel direct, pur, nu, dépouillé de toute mise en forme préalable. Il n'y a pas d'expérience sans référence : les mots sont logés dans les choses, une instance tierce se glisse entre nous et les autres, nous et le monde, nous et nous-mêmes. Et puisqu'on n'échappe pas à la médiation, puisque la littérature est décidément toute-puissante, la question est de savoir à quelle bibliothèque on confie son destin", écrit Alain Finkielkraut.
Toute-puissance de la littérature ? L'expression paraît un peu forte. Mais on associera volontiers la force de la littérature à la puissance des mythologies fondatrices.
Valéry nous a prévenus : les civilisations sont mortelles. Les mythologies qui les animent finissent par s'éteindre. C'est pourquoi la littérature ne déploie son efficacité que si elle se montre capable de traduire le présent et d'anticiper, un peu, l'avenir. C'est peine perdue que d'écrire aujourd'hui à la façon de Racine, voire de Molière. Notre monde n'est plus le leur, ni même celui de Chateaubriand, de Zola, Hugo, Flaubert ou Proust. Cela ne nous dispense pas de les fréquenter, ces géants d'autrefois, pour nous en inspirer. Un peu de hauteur, que diable !
Le livre ne donne pas que du plaisir, il met un peu d'ordre dans notre subjectivité. C'est précieux, infiniment précieux. Nous demandons seulement un peu d'ordre dans la pensée pour nous protéger du chaos, fait remarquer Gilles Deleuze. La littérature, c'est le plaisir de lire, de savourer les beautés du verbe, de saluer les prouesses de l'imagination, et c'est aussi plus : "une élévation, une hauteur, une sorte d'appel vers ailleurs" selon les mots de Jean d'Ormesson.
Plus j'y pense, plus je me dis qu'il n'y a aucune raison pour que le carré de l'hypoténuse soit égal à la somme des carrés des deux autres côtés.