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Modérateur : La Patrouille du Temps
Bob Morane : la brosse du héros
par Daniel Garcia
Lire, février 2005
Son héros, Bob Morane, vient de fêter ses cinquante ans. Mais il n'a pas pris une ride! A 86 ans, Henri Vernes continue d'écrire ses folles aventures. Gros plan sur un mythe moderne.
C'est l'autre Vernes. Celui-là, avec un «s». Mais on les confond toujours. «Combien de fois ne m'a-t-on pas demandé mon degré de parenté avec Jules Verne!», s'amuse Henri Vernes, l'heureux père de Bob Morane. Il faut dire que les romans d'Henri Vernes mélangent les mêmes ingrédients - action, dépaysement, aventures extraordinaires - que ceux du grand Jules. Sauf que pour l'état-civil, Vernes est né Charles Dewisme, le 16 octobre 1918, en Belgique. Il a donc 86 ans, «mais je suis en pleine forme!», précise-t-il, la voix enjouée. Son héros aussi: l'horloge biologique de Bob Morane s'est arrêtée une fois pour toutes à 33 ans, l'âge qu'il avait lors de sa première aventure, en 1953. L'action, ça vous conserve son bonhomme.
Avant de tenir la plume pour consigner les aventures de Bob Morane, Charles Dewisme a beaucoup bourlingué, collaboré aux services secrets belges et anglais pendant la Seconde Guerre mondiale, puis s'est consacré au journalisme. En 1947, il s'installe à Paris, correspondant de deux journaux bruxellois et d'une agence de presse américaine. Et continue de voyager. Il trouve le temps de publier son premier roman, un polar, au Fleuve noir: «J'avais des ambitions littéraires plus sérieuses, alors j'ai pris un pseudonyme, Vernès, que je voulais faire prononcer à l'anglaise "vouairnèss", comme c'était alors la mode.»
En 1951, Charles Dewisme revient à Bruxelles. Et le hasard entre en scène. Un de ses amis, Bernard Heuwelmans (le père de la cryptozoologie, décédé en août 2001), rencontre durant ses vacances Jean-Jacques Schellens, le directeur de Marabout, un éditeur belge, précurseur, dès 1949, de l'édition de poche francophone (Le Livre de poche, d'Hachette, ne naîtra que dans les années cinquante). Schellens cherche, pour sa collection jeunesse, «Marabout Junior», un «personnage à suites». Bernard Heuwelmans lui recommande son ami Dewisme, dont il connaît l'imagination et les facilités de plume. Contrat est signé. Le premier Bob Morane, La vallée infernale, sort le 16 décembre 1953. Le héros, Robert (dit Bob) Morane, un ex-commandant d'escadrille brun aux yeux gris, affronte dans la jungle de Nouvelle-Guinée une redoutable tribu de Pygmées et de sordides trafiquants d'émeraudes.
Pour se sortir du pétrin, Morane a quelques atouts dans sa manche: la pratique des arts martiaux, une coupe de cheveux en brosse tirée au cordeau, qui résiste à tous les souffles de la mort, et, bientôt, un solide compagnon, en la personne de Bill Ballantine, un Ecossais rouquin, amateur de jurons et de whisky. Voilà le personnage campé, qui ne déviera jamais de sa ligne de conduite: moitié justicier chevaleresque, moitié barbouze, Bob Morane se bat «contre tout chacal», comme le résumera parfaitement le groupe Indochine, dans L'aventurier, tube de l'année 1982. La vallée infernale était parue, elle aussi, sous le pseudonyme Vernès: «Seulement, mon nom, sur la couverture, était écrit en capitales et à l'époque on ne mettait pas d'accent sur les capitales, alors c'est devenu, pour le public, Vernes. Et ça l'est resté.» Adieu, donc, Charles Dewisme. Adieu, aussi, les «ambitions littéraires sérieuses». Désormais, Bob Morane va accaparer toute l'existence d'Henri Vernes (cas curieux, où l'auteur est aussi la créature de sa créature...), qui doit renoncer au journalisme pour alimenter la machine. C'est que le succès est venu tout de suite, énorme. Magie des titres qui parlent à l'imaginaire (La galère engloutie, Le masque de jade, La cité des sables...). Magie des couvertures de Pierre Joubert (le dessinateur de Signe de piste). Magie des illustrations intérieures, signées Dino Attanasio, puis Gérald Forton (le petit-fils de Louis Forton, créateur des Pieds Nickelés): Bob Morane, qui s'est trouvé bien vite un ennemi à sa mesure, en la personne de Monsieur Ming, alias l'Ombre jaune, enthousiasme les garçons. Chaque nouvelle aventure de Bob Morane est tirée à 60 000 exemplaires, et les ventes dépassent souvent les 200 000 exemplaires.
Une génération entière va y passer: les hommes qui ont aujourd'hui entre 40 et 60 ans ont tous lu au moins une aventure de Bob Morane. «J'étais devenu la locomotive de Marabout Junior», résume Henri Vernes, qui produit à cette époque un roman tous les deux mois. La bande dessinée vient s'ajouter en 1959, lorsque Bob Morane fait son apparition dans les colonnes de... Femmes d'Aujourd'hui. Dès l'année suivante, les planches sont reprises en albums par Marabout. Vernes signe tous les scénarios. Attanasio, Forton, Vance, puis Coria se succèdent au dessin. Commence une autre litanie de titres évocateurs: La vallée des crotales, La piste de l'ivoire, La terreur verte... C'est tout juste si Vernes, scotché à son bureau, s'autorise encore deux voyages par an. Pour souffler. Pas pour l'inspiration: «Comme disait Simenon, "Quand vous visitez un pays, n'en parlez que dix ans plus tard'', il faut laisser l'imagination faire son œuvre.»
Ce travail de forçat a des compensations: Vernes touche 8% de droits sur chaque livre (c'est beaucoup, pour du Poche). Comme il en a vendu plus de 40 millions d'exemplaires, faites le compte: «Je vivais bien, c'est sûr!» Mais en 1978, Marabout dépose le bilan. Hachette, le repreneur, change la ligne éditoriale. Vernes reprend ses billes, mais errera dans diverses maisons. Il est aujourd'hui publié par Ananké, une maison amie (qui porte le nom d'un titre) dans laquelle il a lui-même un pourcentage («Tout petit, juste pour dire que j'y ai un pied»). Le rythme s'est ralenti: deux nouveautés par an. Et «les ventes ne sont plus ce qu'elles étaient», reconnaît Vernes. Même si un nouveau titre s'écoule à 7 000 ou 8 000 exemplaires et, surtout, le fonds est régulièrement imprimé.
Les puristes vous diront que le fonds, justement, est meilleur. De crainte de lasser, et de se lasser lui-même, Henri Vernes a tiré ses aventures vers la science-fiction. Il y a gagné des lecteurs, et perdu d'autres. Plus embêtant, les couvertures sont devenues insipides. Le rêve n'existe plus. Quand Pierre Joubert officiait (une centaine de couvertures, soit une sur deux), c'était autre chose! D'ailleurs, les premiers titres, en bon état, se négocient jusqu'à 200 euros chez les bouquinistes. Mais Vernes refuse la nostalgie: «Joubert avait un immense talent, mais ses couvertures sont un peu obsolètes, non? J'ai bien fait évoluer mon héros, moi, en cinquante ans...»
Une seule chose n'a pas changé, sa chasteté. Bob Morane n'a jamais couché. Ni avec Bill Balantine, ni avec l'exotique Miss Ylang-Ylang. Pas même avec Tania Orloff, la belle et troublante nièce de l'Ombre jaune, qui volera plusieurs fois au secours du «Commandant» et que Morane appelait affectueusement «petite fille». «Le sexe, c'était le tabou, en littérature de jeunesse. Alors, je m'y suis plié, regrette Henri Vernes. Mais je veux croire qu'avec toutes les belles femmes que je lui mettais dans les pattes, Bob Morane s'envoyait en l'air après le mot fin!» On l'espère pour lui.
Parmi les nombreux sites consacrés à Bob Morane:
- http://web.bob.morane.free.fr (le plus complet)
- http://aproposdebobmorane.net (le «moranorum», un forum très fréquenté).